Song: Les métamorphoses dOvide Livre X Fable 7
Artist:  Ovide
Year: 1
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(v.298) « C'est de celle-ci que naquit ce Cinyras qui, s'il n'avait pas eu descendant, aurait pu compter parmi les heureux du monde. Je vais chanter une effroyable aventure. Loin d'ici, filles, loin d'ici, pères. Ou, si mes chants doivent charmer vos esprits, refusez-moi sur ce point toute créance, ne croyez pas à ce crime, ou, si vous y croyez, croyez aussi au châtiment du crime. Si pourtant la nature permet que l'on assiste à un tel forfait, je félicite les peuples de l'Ismarus (2), et notre partie du monde, je félicite cette terre où nous vivons, de la distance qui la sépare des pays où vit le jour un être capable d'un tel sacrilège. Que la terre de Panchaïe soit riche en amome, en cinname, qu'elle porte son costus, l'encens dont la gomme suinte sur l'arbrisseau, et d'autres fleurs aussi : qu'importe, puisqu'elle produit aussi la myrrhe ; cet arbre nouveau ne valait pas d'être payé un tel prix. Cupidon lui-même nie que ses traits aient causé tes malheurs, Myrrha, et proclame que ses torches n'ont joué aucun rôle dans ton crime. Un tison du Styx à la main et hérissée de vipères gonflées de venin, t'empoisonna de son souffle une des trois soeurs infernales. C'est un crime que de haïr un père, mais cet amour que tu conçus est un crime pire que la haine. De toutes parts les désirs de l'élite de la noblesse vont à toi, et de tout l'Orient la jeunesse est accourue pour se disputer ta couche. Entre tous, choisis, Myrrha, un époux, pourvu que, de tous, un homme soit excepté.

(v.320) « Elle en a bien le sentiment et lutte contre son amour honteux : « Où se laissent emporter mes pensées, se dit-elle, où veux-je en venir? O dieux, je vous en supplie, et toi, Piété filiale, vous, droits sacrés des parents, ne laissez pas se consommer ce sacrilège, dressez-vous contre mon crime : si toutefois c'est bien là un crime! Car enfin, la Piété filiale se refuserait-elle à condamner un pareil amour? Les autres êtres s'accouplent sans s'astreindre à aucun choix. On ne trouve pas honteux pour une génisse de porter sur son échine le poids de son père ; le cheval prend sa propre fille pour épouse, et le bouc s'unit aux chèvres qu'il a procréées ; l'oiseau, de la semence de celui par qui il fut conçu, conçoit lui-même. Heureux les êtres qui ont licence d'agir de la sorte! L'homme, par scrupule, a fait des lois malfaisantes, et la liberté qu'admet la nature, une législation jalouse la refuse. Il est cependant, dit-on, des peuples chez lesquels la mère s'unit à son fils, la fille à son père, et la tendresse familiale s'accroît d'un amour qui la redouble. Quel est mon malheur de n'être, hélas! pas née en ces pays. Le hasard qui m'a fait naître ici m'accable. Mais pourquoi revenir sur ces pensées? Espoirs défendus, éloignez-vous. Il est digne d'être aimé, mais comme un père. Ainsi donc, si je n'étais la fille du grand Cinyras, je pourrais partager la couche de Cinyras. Maintenant, parce qu'il est déjà mien, il ne peut être à moi, et cette proche parenté même cause la perte : étrangère, je serais plus forte. Mon désir est de fuir loin d'ici, d'abandonner le pays qui est ma patrie, pourvu que j'échappe au crime. Mais j'aime et une ardeur criminelle me retient, pour rester aux côtés de Cinyras et le voir, le toucher, lui parler, l'embrasser, si rien de plus ne m'est permis. Peux-tu donc espérer quelque chose de plus, fille impie? Et te rends-tu compte de la confusion où tu tombes de tant de droits et de noms? Seras-tu à la fois la rivale de ta mère et la maîtresse de ton père? Porteras-tu le nom de soeur de ton fils et de mère ton frère? Ne redouteras-tu pas les soeurs à la chevelure de noirs serpents, que ceux dont le coeur est coupable voient agiter des torches menaçantes devant leurs yeux et leur visage? Non, puisque ton corps ne s'est pas encore prêté à l'acte impie, n'en conçois pas même la pensée et ne souille pas par un accouplement qu'elle interdit les conventions que nous impose la puissante nature. Suppose même que tu y sois décidée : tu te heurtes à la réalité. Lui, il respecte les attachements de la famille, il n'oublie pas les prescriptions de la coutume. Oh! Comme je voudrais qu'il fût en proie à une folie semblable à la mienne. »

(v.356) « Elle dit. De son côté, Cinyras, que la foule des prétendants digne de sa fille fait hésiter sur la décision à prendre, la consulte elle-même, en lui donnant leurs noms, sur le mari auquel elle veut appartenir. Elle commence par se taire ; attachant ses regards sur le visage de son père, elle est soulevée d'émoi et ses yeux sont baignés d'une tiède rosée de larmes. Cinyras, croyant que la timidité virginale les fait couler, lui défend de pleurer, sèche ses joues, en même temps qu'il l'embrasse. Myrrha, aux baisers qu'il lui donne, ressent trop de joie, et, quand il lui demande quelle sorte d'époux elle souhaite avoir : « J'en veux un qui te ressemble, » dit-elle. Mais lui, sans comprendre le sens de ces mots, la loue et : « Témoigne toujours de la même piété filiale » dit-il. En l'entendant princoncer ce mot de piété filiale, la jeune fille baissa la tête, consciente de son crime.

(v.368) « La nuit était parvenue au milieu de sa course, et la détente du sommeil avait apporté l'apaisement aux soucis et aux corps. Mais la fille de Cinyras, toujours éveillée, est dévorée par un feu inextinguible, et son esprit ressasse les espoirs que lui inspire sa folie. Tantôt elle est découragée, tantôt elle décide de courir le risque. Partagée entre la honte et le désir, elle ne trouve pas ce qu'elle doit faire. Comme un tronc immense blessé par la hache, quand il ne reste à lui porter que le dernier coup, on ignore où il tombera, et sa chute est attendue avec crainte de tous les côtés ; tout de même son esprit, ébranlé par des coups renouvelés, chancelle, sans opposer de résistance, d'un côté puis de l'autre et penche successivement dans les deux sens. Aucun moyen ne se présente à elle comme terme ou soulagement à son amour, si ce n'est la mort. La mort la séduit. Elle se lève et s'apprête à nouer à son cou le lacet. Et, après avoir attaché sa ceinture au sommet d'une chambranke : « Adieu, Cinyras chéri, comprends ce qui cause ma mort ! » dit-elle ; et elle attachait le lien fatal à son cou pâlissant. Le murmure de sa voix était, dit-on, parvenu jusqu'aux oreilles fidèles de sa nourrice, qui veillait à l'entrée de la chambre de celle qu'elle éleva. La vieille femme se dresse, ouvre la porte, et, voyant l'instrument de la mort toute prête, dans le même instant elle s'écrie, se frappe la poitrine, déchire sa robe, met en pièces le lien arraché au cou de Myrrha. Alors enfin elle trouva le temps de pleurer, d'entourer de ses bras la jeune fille, de lui demander pourquoi ce lacet. Celle-ci, les lèvres serrées, garde le silence et, immobile, les yeux fixés à terre, déplore de voir surpris ses efforts pour se donner une mort ainsi retardée. La vieille femme insiste et, découvrant ses cheveux blancs et ses mamelles vides, elle la supplie, par son berceau, par le lait qui nourrit sa tendre enfance, de lui confier, sans lui rien cacher, ses chagrins. A ses questions, Myrrha se détourne et gémit. La nourrice est résolue à tout savoir, à ne pas s'en tenir aux protestations de fidélité : « Parle, dit-elle, et laisse-moi venir à ton aide ; ma vieillesse n'est pas paresseuse. Si c'est de folie que tu es atteinte, je sais une femme qui, avec des charmes et des herbes, peut la guérir ; si quelqu'un t'as fait du mal, tu seras délivrée par un rite magique purificateur. Si c'est l'effet de la colère des dieux, cette colère peut être apaisée par des sacrifices. Quelle autre supposition pourrais-je encore faire? Rien ne menace ta fortune, ta famille, et leur prospérité suit son cours. Ta mère vite, ton père aussi. » Myrrha, à la mention faite de son père, soupira du plus profond de sa poitrine. Aucun soupçon de son ardeur criminelle ne vient encore à l'esprit de la nourrice, mais elle pressent cependant quelque amoureux secret. Et, poursuivant avec ténacité son dessein, elle la supplie de lui révéler, à elle, quel qu'il soit ; elle la prend, prend, tout en larmes, sur ses genoux de vieille femme et, l'entourant alors de ses bras débiles : « Je vois ce que c'est, dit-elle, tu aimes. En cette occasion encore, mon dévoûment, n'aie aucune crainte, te sera entièrement acquis. Et jamais ton père ne se doutera de rien. » Comme prise de folie, Myrrha se leva d'un bond, échappant à son étreinte, et, le visage pressé contre les coussins : « Va-t-en, je t'en supplie ; pitié pour une infortunée accablée de honte! » dit-elle. Et, l'autre insistant : « Va-t-en, ou cesse, dit-elle, de me demander pourquoi je souffre : c'est un crime que tu t'évertues à connaître. » La vieille femme frémit ; elle tend ses mains tremblantes de vieillesse et de peur et tombe suppliante aux pieds de l'enfant qu'elle a nourrie. Elle a recours tantôt aux caresses, tantôt à la terreur, menaçant, si Myrrha ne lui fait pas de confidence, de dénoncer le lacet, la tentative de suicide, et puis promet ses bons offices pour l'amour dont on lui fera l'aveu. Myrrha relève la tête et, des larmes qui coulaient de ses yeux, baigna le sein de sa nourrice ; à plusieurs reprises, elle fait effort pour avouer, mais à chaque fois elle retient les paroles sur ses lèvres ; enfin, pleine de honte, se cachant le visage de son vêtement : « Heureuse ma mère, dit-elle, d'avoir un tel époux. » Elle n'en dit pas plus et poussa un gémissement. Les membres glacés jusqu'aux os, la nourrice - car elle a compris - est prise d'un tremblement, et sur sa tête blanchie ses cheveux se dressèrent hérissés d'effroi. Elle multiplia les objurgations pour chasser, s'il était possible, cet amour monstrueux. La jeune fille sait bien que ces remontrances ne sont pas dépourvues de vérité, mais elle est cependant décidée à mourir s'il lui faut renoncer à posséder ce qu'elle aime : « Vis donc, dit la nourrice, jouis de la possession de ton... » et n'osant dire « de ton père », elle se tut ; et elle jure par les dieux de tenir sa promesse.

(v.431) « Les matrones du pays célébraient pieusement ces fêtes de Cérès où, enveloppées dans des vêtements d'une blancheur de neige, elles lui offrent comme prémices de la moisson des guirlandes d'épis, et, pendant neuf nuits entières, comptent au nombre des actes interdits l'amour et tout contact avec un homme. De leur troupe fait partie Cenchreis, l'épouse du roi, assidue à la célébration des mystères sacrés. Donc, en ces jours où le lit du roi est déserté par son épouse légitime, la nourrice, pleine d'un zèle coupable, ayant trouvé Cinyras alourdi par le vin, lui fait, en déguisant le nom de la femme, le tableau de l'amour véritable qu'il a inspiré, et loue la beauté de cette vierge. Il lui demande quel est son âge : « L'âge de Myrrha », dit-elle. Quand elle eut reçu l'ordre de l'amener et fut rentrée chez elle : « Réjouis-toi, ma fille, dit-elle, nous avons remporté la victoire. » L'infortunée jeune fille ne se sent pas envahie sous réserve par la joie : un pressentiment la pénètre de tristesse ; mais pourtant elle se réjouit : si grandes sont les contradictions de son coeur.

(v.446) « C'était l'heure où tout se tait ; le Bouvier, inclinant le timon de son chariot, avait infléchi sa route entre les Trions (7). Myrrha s'achemine vers son crime. La lune d'or s'est enfuie du ciel ; de noirs nuages couvrent les astres qui se cachent. Les feux de la nuit lui font défaut. Le premier, tu couvres ton visage, Icarius, et toi Erigoné, qu'a consacré un pieux amour pour ton père. Trois fois son pied buta, et par ce signe elle fut invitée à revenir sur ses pas ; trois fois le funèbre hibou poussa son cri, présage de mort. Ele va cependant ; les ténèbres et l'obscurité de la nuit diminuent sa honte. De sa main gauche elle tient la main de sa nourrice. De l'autre main, en tâtonnant, elle explore sa route dans l'obscurité. Elle touche déjà le seuil de la chambre, elle en ouvre déjà la porte, elle y est déjà introduite. Mais, fléchissant sur ses jarrets, les genoux tremblants, décolorée, exsangue, elle sent sa résolution l'abandonner à chaque pas. Et, plus elle approche de la consommation de son crime, plus elle éprouve d'horreur et de remords de son audace ; elle voudrait pouvoir, sans être reconnue, revenir en arrière? Comme elle hésite, la vieille la traîne par la main ; quand elle l'a amenée auprès de l'estrade où est le lit, en la livrant au roi : « Prends-la, dit-elle ; cette femme est à toi, Cinyras » ; et elle unit leurs corps maudits. Le père reçoit dans sa couche désormais souillée celle qui était sa chair même ; il calme ses virginales alarmes, il rassure sa compagne tremblante. Peut-être même, prenant prétexte de son âge, lui dit-il : « Ma fille » ; peut-être lui dit-elle : « Mon père », pour que rien, même les noms, ne manque à leur coupable union. Myrrha sort enceinte de la chambre de son père ; elle emporte dans son sein maudit un germe sacrilège et le fardeau d'une conception criminelle.

(v.471) « La nuit suivante redouble leur forfait. Et elle n'y met pas un terme. Enfin Cinyras, curieux de connaître son amante après tant d'étreintes renouvelées, à la lueur d'un flambeau qu'il a fait apporter voit à la fois son crime et sa fille ; la douleur lui coupant la parole, il arrache du fourreau suspendu à portée de sa main une épée étincelante. Myrrha fuit, et grâce aux ténèbres, fut, à la faveur de l'obscurité de la nuit, soustraite à la mort. Après avoir erré à travers champs, elle abandonne l'Arabie, terre des palmiers, et les campagnes de Panchaïe. Depuis qu'elle errait ainsi, déjà neuf mois avait reparu dans le ciel le croissant de la lune revenue, quand elle se reposa enfin, accablée de lassitude, sur la terre de Saba ; le poids qu'elle portait dans ses flancs excédait maintenant ses forces. Alors, ne sachant à quel sort se vouer, partagée entre la crainte de la mort et le dégoût de la vie, elle en vint à formuler cette prière : « O Divinités, s'il en est qui prêtez l'oreille aux aveux, j'ai mérité et je ne refuse pas de subir un cruel supplice. Mais, pour ne pas offenser les vivants, si ma vie se prolonge, ou si je meurs, les défunts, bannissez-moi de leurs deux séjours ; et, par une métamorphose, consentez à me soustraire à la vie comme à la mort. » Il est une divinité qui prête l'oreille aux aveux. Et les dieux agréérent au moins le souhait suprême de Myrrha : car, tandis qu'elle parlait, la terre vint recouvrir ses pieds ; entre ses ongles qui se fendent, s'allonge obliquement une racine qui forme l'assise solide d'un tronc élancé. Ses os deviennent un bois dur et, dans le canal central de la moelle, qui subsiste, le sang circule transformé en sève ; les bras deviennent de longues branches, les doigts, de plus petites ; la peau se durcit, changée en écorce. Et déjà l'arbre, poursuivant sa croissance, avait comprimé les flancs appesantis, recouvert la poitrine et s'apprêtait à envahir le cou ; Myrrha ne put supporter l'attente : prévenant la montée du bois, elle s'affaissa et enfouit dans l'écorce son visage. Bien qu'elle ait perdu, avec son corps, sa sensibilité d'autrefois, elle pleure cependant, et des gouttes tièdes coulent de l'arbre. Ces larmes sont hautement prisées ; et la myrrhe que dispense goutte à goutte l'écorce conserve le nom de celle dont elle provient, et que nul siècle à venir ne taira.

(v.503) « Cependant, l'enfant, fruit de la faute, avait crû sous le bois et cherchait l'issue par laquelle, abandonnant celle qui le portait, il se libérait d'elle. Le milieu de l'arbre enfle sous la poussée du ventre alourdi que son faix distend. Les douleurs de la mère ne peuvent s'exprimer par des mots, et, pour enfanter, sa voix ne peut invoquer l'aide de Lucine. Cependant, l'arbre a toute l'apparence d'une femme en travail ; courbé, il ne cesse de pousser des gémissements, et les larmes qui tombent de ses branches l'humectent. Lucine, pitoyable, s'approcha des rameaux plaintifs, leur imposa ses mains et prononça les mots de la délivrance. L'arbre se fissure et, par une fente de l'écorce, livre passage à son vivant fardeau ; l'enfant vagit ; les Naïades l'étendirent sur une molle couche d'herbe et l'oignirent des larmes de sa mère. L'Envie, elle aussi, louerait sa beauté. Car tels que sont les Amours que l'on voit peints nus dans les tableaux, tel il était ; mais, pour qu'il n'y ait nulle différence dans les atours, ou bien donnez-lui un léger carquois, ou bien enlevez le sien à Cupidon.

(2) Voir Livre II, 93

(7) Pour le Bouvier et les Trions, voir Livre II, n82 et 83.

( Ovide )
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